Le bonheur élégiaque : enfance et souvenir 

Marcel Proust, Du côté de chez Swann (en deux parties : Combray, Un amour de Swann) et Walter Benjamin, Sens unique, précédé d’Une enfance berlinoise.

« Il est peu d’exemples dans toute la littérature mondiale d’une relation d’intertextualité aussi forte que celle qui a uni l’œuvre de Walter Benjamin et celle de Marcel Proust »

(Walter Benjamin, Sur Proust, Paris, Nous, 2010, préface de Robert Kahn, p. 8)

                                               Marcel Proust (1871-1922) Walter Benjamin (1892-1940)

 Nous interrogerons cette relation d’intertextualité entre Proust et Benjamin du point de vue d’un thème commun, cher aux deux auteurs : le bonheur élégiaque tel qu’ils se le remémorent dans leurs œuvres respectives Une enfance berlinoise et Du côté de chez Swann. Nuls autres que Benjamin et Proust n’ont su mieux montrer la grandeur du bonheur élégiaque qu’en se portant à ses deux extrémités : l’enfance et la passion amoureuse.

Bonheur élégiaque, remémoration établie dans le contexte de l’enfance, passion amoureuse sont les constellations qui donnent à Une enfance berlinoise et Du côté de chez Swann leur forme stable mais selon des équilibres très différents.

La passion chez Benjamin ne se réduit pas à la thématique amoureuse et elle ne connaît pas les amplifications proustiennes d’Á la recherche du temps perdu. Benjamin se souvient d’un amour d’enfance que la mort est venue rompre.

Dans Un amour de Swann, la passion amoureuse n’est pas seulement celle du narrateur-héros, mais d’un ami cher, Swann, et, bien au-delà, par projection, plainte et regret d’un temps qui n’est plus.

Mais, le télescopage du temps, par la remémoration, « transforme pour Proust [comme pour Benjamin] l’existence en une futaie de souvenirs », l’ancrant irrémédiablement dans le présent. Depuis « la fidélité des choses qui ont croisé notre existence », depuis la petite madeleine d’où renaît le village de Combray dans sa totalité, le plaisir de la remémoration sait opérer sur la passion un effet de sourdine grâce auquel Une enfance berlinoise et Du côté de chez Swann sont, aussi, et avant tout, un hymne au bonheur.

Benjamin ne parle-t-il pas dans ses notes de « l’ingénuité de Proust », de « son caractère enfantin » de « cette fanatique aspiration au bonheur qui le fait aller jusqu’au fond des choses », et aussi et surtout de « la fonction, créatrice au plus haut point, de « l’hédonisme proustien [qui] ne semble pas avoir été encore reconnue » ?

Ces traits proustiens resurgissent dans Une enfance berlinoise, « réécriture minimaliste, fragmentée et assumée ou même revendiquée, de l’immense Á la recherche du temps perdu » (Robert Kahn, p. 8).

« La quête de l’être de l’enfance dans tous les méandres de sa dissimulation » a chez Benjamin des allures de fouille archéologique. Son enjeu est bien l’ingénuité de l’enfant qui « s’entend à tirer parti des déchets et débris laissés par la politique " adulte " » (Walter Benjamin, Enfance, Payot & Rivages poche, Paris, 2011, préface Philippe Ivernel, p. 20)

. « Les enfants créent ainsi eux-mêmes leur monde des choses, petit monde dans le grand. » (Walter Benjamin, Sens unique précédé d’Une enfance berlinoise, Paris, 10/18, 1978, p. 119).

Philosophiquement, la quête de l’enfance par la remémoration est plaisir mais pas seulement. Elle est aussi savoir du sensible au sens où des qualités sensibles, des impressions involontaires  émerge le monde retrouvé de l’enfance comme celui de l’amour intensément vécu. En ce sens Benjamin n’a-t-il pas raison d’insister sur la fonction à la fois créatrice et éthique au plus haut point de l’hédonisme proustien ?

Une enfance berlinoise et Du côté de chez Swann dressent une peinture des mœurs du temps infiniment méticuleuse dans ses caractéristiques de classes. Ainsi, par exemple, de la pitié parfois stérile des femmes du peuple et de la cruauté propre aux gens du monde. C’est Françoise, sa gouvernante, que le narrateur-héros retrouve, au bout d’une heure, s’apitoyant sur les symptômes de la fille de cuisine malade, décrits dans le livre qu’on lui a envoyé prendre dans la bibliothèque, et qui en oublie de se rendre chez le médecin l’avertir de ses souffrances pour l’en soulager :

« À chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait : " Eh là, Sainte-Vierge, est-il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine. Eh ! La pauvre ! " Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ».

C’est aussi la duchesse de Guermantes apprenant de Swann sa maladie incurable :

« Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture et dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann ».

 Le regard scrutateur de Proust, sans concession, inclut cependant, la conscience de la fragile et éphémère individualité de ses personnages. Proust les scrute en entomologiste, introduisant une temporalité extrêmement condensée du point de vue des événements décrits mais intensément prolixe du point de vue de la psychologie.

 « Je me suis [écrit Benjamin] efforcé de m’approprier les images dans lesquelles l’expérience de la grande ville se condense pour un enfant de la classe bourgeoise ». « Le projet d’Enfance berlinoise, la " reprise "de l’univers proustien, s’écrit, jusque dans ses moindres détails, avec le souci de raconter une dernière fois avant la catastrophe une enfance singulière, qui vaut pour toutes les enfances vécues dans les grandes villes européennes au tournant de la guerre » (Walter Benjamin, Sur Proust, Paris, Nous, 2010, préface de Robert Kahn, p. 18-19).

Si éthique il y a dans les œuvres de nos deux romanciers, elle ne se laisse pas sertir autrement que par la médiation d’une expérience esthétique, celle de la remémoration où l’hédonisme expérimenté par le lecteur élargi les rives de sa conscience sociale et politique. S’y révèle un monde frappé du sceau du nihilisme, terreau de nos deux guerres mondiales, mis en sourdine, lui aussi, par l’heureux monde recréé de l’enfance