Les généalogies de la morale : de Nietzsche à Freud : Nietzsche, La Généalogie de la morale, Freud Totem et tabou.

 » Trop longtemps la terre a été une maison de fous !… » (Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, II, 22)

 

 

Personne mieux que Nietzsche et Freud n’ont parlé de la dépendance de l’intelligence vis-à-vis de l’instinct. Ainsi l’ont-ils inscrit dans des généalogies, certes, différentes dans leurs perspectives, mais se répondant en de multiples échos. Les résonances et répercussions l’une sur l’autre des œuvres respectives de Nietzsche et de Freud : La Généalogie de la morale, et Totem et tabou seront l’objet de notre réflexion cette année.

Á l’issue d’un lent cheminement au cours duquel Nietzsche a poussé l’intellectualisme à l’extrême, notamment dans Humain trop humain, le philosophe revoit sa copie : « Plus nous laissons les sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, plus nous savons engager d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité  » sera complète. Éliminer la volonté, écarter tous les sentiments sans exception, à supposer que cela soit possible : comment donc ? Ne serait-ce pas là châtrer l’intellect. » (Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 12).

Une nouvelle tâche s’impose à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale : revenir sur la dépendance de l’intellect à l’instinct et circonscrire le moment de leur rupture. Métaphoriquement, il l’incarne dans une lutte historique entre « morale de maîtres  » et « morale d’esclaves ».

Au commencement de l’humanité se déchaînent les instincts les plus violents. En leur donnant pleine latitude, dans son récit des origines, Nietzsche entend conduire les hommes, abâtardis par des millénaires de civilisation, à commencer par lui-même, à regarder en face le déchaînement pulsionnel dont ils sont capables, les impasses où il les conduit, et l’exagération de leur jouissance égoïste, ce, dans le but d’inspirer, par « l’intensité de cette douleur revivifiée », le désir infini de son propre contraire :

« C’est l’amour de ce qui est fort, brutal et violent pour ce qui est doux, pondéré et tendre ; la nostalgie de la laideur et des désirs ténébreux pour la beauté et la pureté lumineuse ; la soif de l’homme, animé d’impulsions sauvages, pour son Dieu rédempteur. » (Lou Andréas Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Paris, Grasset, 1992, p. 232)

La méthode de la Généalogie de la morale n’a d’autre visée que de mettre en application ce remède moral : « Le meilleur moyen de se guérir d’un défaut, c’est de s’y abandonner totalement, et de l’exagérer jusqu’au moment où il finira par prendre un aspect terrifiant. » 

Á ce scénario que d’aucuns jugeront brutal, relevant de ce que Nietzsche qualifiera de « philosophie à coup de marteau » Freud ne demeure pas insensible. 

Cependant Freud fraie un autre chemin que Nietzsche. Le refus du tabou de l’inceste ne le conduit non pas tant à décrire la violence régressive de « la morale des forts » qu’à la névrose obsessionnelle qui se dresse comme une digue pour contrecarrer son avènement. Sous ce rapport, Freud précise Nietzsche en ce qu’il décrit l’étape intermédiaire par laquelle l’homme civilisé, frustré dans ses désirs primitifs et ne pouvant les libérer vers l’extérieur, évite l’escalade dans la violence. Il en fait une maladie que Freud se propose de décrire dans ses causes, ses mécanismes, et ses symptômes.

De Nietzsche à Freud, de Freud  à Nietzsche, sera expérimentée la question du bien et du mal dans toute son amplitude. Nos auteurs l’y confrontant au nihilisme autant qu’à la pathologie, à la nature et à la culture.